Chères amies et chers amis,
L’une habite le Sud-Ouest et s’appelle Violaine. C’est une comédienne à la retraite, âgée de 70 ans. La seconde habite le Centre et se prénomme Kristine. Ex-maître nageuse sauveteuse, elle a 71 ans. Violée entre ses un an et ses 18 mois (!), elle a subi un demi-siècle d’amnésie traumatique…Elles sont sœurs.
La première personne à qui Kristine s’est confiée lorsqu’elle a retrouvé la mémoire des viols fin 2000, a été sa sœur Violaine. Et c’est elle qui, avec l’accord de Kristine, nous raconte leur histoire.
Violaine nous explique comment elle a découvert et appréhendé la sortie d’amnésie traumatique de sa sœur, un mécanisme neurologique dont elle ignorait tout jusqu’alors.
Leur histoire nous permet d’aborder un thème nouveau sur lequel nous ne vous avons pas encore donnés la parole: celui des proches des victimes d’amnésie traumatique liée à des violences sexuelles. Comment vivent-elles ou ils les premières confessions, les symptômes, voire parfois l’effondrement psychique…etc qui accompagnent l‘amnésie?
Ainsi, parallèlement au thème des premières fois sur lequel vous avez été nombreuses et nombreux à témoigner, nous vous proposons aussi de témoigner sur la réaction de vos proches ou qu’eux même racontent ce qu’ils ressentent ou on ressenti, si tel est leur souhait.
Voici d’abord l’histoire extrêmement émouvante de Kristine et de Violaine. Une histoire de sororité remarquable. Nous espérons que ce récit vous touchera autant qu’il nous a touchées et aidera les proches des victimes d’amnésie traumatique à mieux appréhender ce mécanisme souffrant et complexe. Cette “bombe” qui resurgit de nulle part quelque soit le temps écoulé….
Dans une deuxième publication, Violaine nous a données son accord pour publier les textes qu’elle a écrits sur sa sœur. Là aussi, si vous souhaitez voir publier des textes, des chansons, des poèmes autour de l’amnésie traumatique, nous les accueillerons avec plaisir.
En vous souhaitant une belle lecture et un excellent dimanche,
Mié Kohiyama pour le groupe “MoiAussiAmnesie”
Je m’appelle Violaine, j’ai 70 ans. J’ai grandi à Paris. J’ai une sœur Kristine et un frère aînés. Ma mère d’origine scandinave était femme au foyer. Mon père lyonnais, directeur d’une caisse de retraite. C’était notre héros, il avait fait la guerre d’Espagne. Il était communiste.
Notre famille était, on va dire, dysfonctionnelle. Le nœud de la tragédie se situe peu avant ma naissance quand ma mère a dû être hospitalisée pendant six mois.
C’est à cette période que Kristine et mon frère ont été placés temporairement. Nous étions à la fin des années 40. C’est aussi à ce moment là, que mon père a rencontré notre future belle-mère au bureau des admissions de l’hôpital. Il a commencé à vivre une double vie dont bien sûr nous ignorions tout.
Je suis née.
Mon père a installé sa maîtresse dans la même rue que celle de notre domicile. Peu de temps après, elle a accouché d’un garçon qui a été placé en pouponnière, sorte de pensionnat pour nourrissons. Quand mes parents ont divorcé, ce petit garçon nous a été présentés comme le fils de ma belle-mère qu’elle avait eu avec un autre Monsieur, ce qui était un mensonge…
A la fin 2000, quand il a eu 50 ans, notre frère s’est suicidé (ndrl: nous devrions écrire demi-frère mais nous respectons les mots de Violaine). Sans doute à cause de son enfance difficile. C’était un grand mélancolique non dénué d’humour et à la fois un homme tellement adorable. Son suicide a été une déflagration pour toute la famille, une bombe qui a fait exploser l’autre bombe: le secret enfoui dans la mémoire de Kristine.
Début 2001, nous parlions au téléphone avec Kristine. Du fait de notre éloignement géographique, nous nous appelons souvent. Elle avait alors 54 ans. Je lui raconte que j’ai lu “Les monologues du Vagin” qui m’a beaucoup plue. J’ai exercé le métier de comédienne. Et dans cette pièce, l’auteure écrit “prononcez le mot vagin, vagin!”….! J’en parle alors à Kristine en plaisantant et là, ce fut un véritable “tsunami”…
Elle m’a dit qu’elle avait été violée bébé. Je me rappelle de la sensation qu’elle me donnait de ne pas pouvoir s’arrêter de parler. Par moment, j’avais besoin d’éloigner le téléphone tellement c’était brutal. J’ai dû l’interrompre. Je lui ai dit: “je ne peux pas en entendre plus”. Je l’ai immédiatement crue. Je la connais, nous avons été élevées ensemble et ses révélations, c‘était comme si d‘un coup toutes les zones d’ombre de Kristine s‘expliquaient.
Quand nous étions jeunes, Kristine était toujours “trop” ou “pas assez”. Elle était très renfermée et d’un coup, elle disait des choses qui me surprenaient. Elle n’a jamais été sentimentale. Son développement affectif et sexuel n’était pas semblable au mien. Elle me semblait à la fois “bizarre” et un peu fofolle, en tous les cas très différente de moi. Très jeune, elle avait une forme de cynisme. Elle n’a jamais cru au prince charmant.
Alors quand j’ai recueilli ses confidences, tout s’est éclairé. Ce qui m’a sidérée, c’est l’exactitude, la précision de ses souvenirs. Un traumatisme si violent subi bébé dont une adulte pouvait se rappeler.
Quand elle a été placée au moment de ma naissance, elle avait entre 1 ans et 18 mois. Face à elle, il y avait ce monsieur, habillé en bleu. Il avait une casquette qui lui tombait sur les yeux, des lunettes cerclées.
Où se sont passé les faits? La “bombe” a éclaté trop tard. Tous les gens de cette génération qui auraient pu la renseigner étaient morts. Elle n’a pas pu savoir. Elle a le souvenir de la maison du gardien d’un château. Une nourrice. Son mari était son agresseur.
Les viols que décrivent ma sœur sont abominables. Ils se passaient dans la cave. Elle était en compagnie d’un petit garçon dont elle se rappelle avoir lu de la compassion dans les yeux.
J’ai entièrement confiance en sa mémoire. Je la crois totalement car ma sœur n’a jamais menti. Elle pouvait être “bizarre” mais elle ne mentait pas.
Mon seul doute et c’est tellement horrible, c’est sur un autre souvenir qu’elle m’a racontée. Dans cette cave, se trouvaient des petites filles en cage, me raconte-t-elle. Je l’écoute mais c’est trop affreux. C’est le seul point sur lequel je n’arrive pas à la croire à 100%. Je ne peux pas le lui avouer. C’est peut être moi qui ai des limites d’acceptation car c’est innommable.
Ce qui m’a marquée, c’est d’imaginer qu’un +salopard+ puisse violer un bébé. J’ai toujours eu envie que la vie soit pétillante. Je ne pouvais pas penser que de tels faits soient possibles. Ce qui me restait de naïveté, d’illusions sur l’humanité a volé en éclat. L’être humain est vraiment capable du pire, comme du meilleur.
Par la suite, j’ai entendu plein de choses à la radio. Tant que cela ne concerne pas quelqu’un qui nous est très proche, on ne peut pas imaginer des viols sur les enfants.
Ce qui m’a aussi frappée, c’est la souffrance de ma sœur, de voir dans quel état la mettaient les résurgences de viols subis un demi-siècle auparavant.
Jusqu’à ce que ses souvenirs explosent, ma sœur a toujours fait semblant. J’ai cru longtemps qu’elle était dans un couple parfait. Elle cachait ses sentiments. Elle était toujours comme “discordante” vis-à-vis de ses émotions…
Après sa sortie d‘amnésie traumatique, elle est devenue extrêmement authentique. Elle ne pouvait plus faire semblant. Elle s’est énormément réfugiée dans le sommeil. Elle est passée par de grandes périodes de dépression, elle ne voulait plus venir à des fêtes de famille.
Au moment où ses souvenirs sont remontés, on ne parlait que de ça. Elle s’est replongée dans le passé et a été creuser tous ses souvenirs. Parfois j’en avais marre. Elle me disait que cela lui faisait du bien. Et moi, je voulais juste être là pour elle, la soutenir contre vents et marées.
Elle pouvait être excessive, presque lyrique avec les personnes qui l‘avaient soutenue. C’est une sainte, ma sœur. Elle a une immense souffrance mais elle s’occupe tout le temps des autres. Elle est très sensible.
Puis, j’ai eu besoin d’écrire des chansons qui exprimaient toute ma déception sur l‘humanité. Des textes qui ne tenaient qu’en une page. Mais il fallait que je pose l’histoire de ma sœur, qu’elle se sache, en faisant un travail sur la langue, sur les vers. J’avais besoin de transformer les choses.
J’ai la chance d’être en phase avec ma vie, avec mes émotions après avoir réalisé un gros travail sur moi, notamment sur l’abandon que j’ai subi.
La résurgence des souvenirs de ma sœur m’a parue totalement normal car il n’y a rien de pire que le secret et le non-dit. Normal qu’une chose aussi énorme éclate un jour. J’ai découvert le mot amnésie traumatique en écoutant des émissions de radio.
Tant de boue ne pouvait pas resté enfermé. C’est comme si elle avait gardé en elle des sanglots qui l’empêchaient de vivre. Et quand les souvenirs sont remontés, elle a écrit des textes très forts où elle disait vouloir torturer et tuer son agresseur.
D’une certaine manière aussi, l’amnésie traumatique l’a sauvée car son cerveau en enfermant le souvenir lui a permis de survivre. Ma sœur était une grande sportive, maître nageuse sauveteuse pour les écoles de Paris, animatrice de ski et de voile. Elle a trouvé sa voie dans l’éducation.
Quand les souvenirs des viols ont réapparu, elle n’a plus eu la force de poursuivre. Elle devinait lorsqu’elle était confrontée à des enfants violés et c’était intenable pour elle. Elle est alors partie en retraite anticipée.
Elle a une fille et une petite-fille à qui elle n’a pas parlées. C’est moi qui m’en suis chargé comme avec d‘autres membres de la famille. Elle n’a aucun doute sur les souvenirs de sa mère mais elle pense qu’elle est bipolaire.
Kristine a consulté une psychiatre pendant six ans. Elle n’a jamais réussi à lui dire les choses. A la fin, la psychiatre lui jouait du piano en la tenant par la main…Elle avait sans doute senti des choses et tentait ainsi de panser ses blessures…
Ma sœur a arrêté tous les médicaments. Compte tenu de ce qu’elle a enfoui comme émotions, elle a une santé de fer. Elle restaure une vielle maison. C’est une force de la nature tout en étant extrêmement fragile. L’expression “colosse aux pieds d’argile” lui sied bien. Si quelqu’un a une attitude malsaine, ses vieux démons ressortent immédiatement.
Elle lit beaucoup, des livres de développement personnel. Elle soutient l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs et la reconnaissance de l’amnésie traumatique comme un obstacle suspendant la prescription.
Depuis le jour où ma sœur m’a racontée ses souvenirs, quand je pense à mon prénom j’entends le mot “viol” et “haine”. Ses viols ont eu lieu autour de ma naissance et j’entendrai cela toute ma vie. Quand je le dis à Kristine, elle me répond que je pourrais aussi entendre “Vie”, “eau” et “laine”.
Qu’est-ce qui a changé entre nous? Comme elle est devenue authentique, notre relation est beaucoup plus forte, plus intime. Elle ne fait pas semblant d’être joyeuse. J’ai une vraie personne en face de moi. Maintenant on peut parler de plein de choses.
Je l’aime encore plus et me sens encore plus proche d’elle. Mon mari l’aime énormément aussi, de même que mon fils.
Je suis très contente de témoigner. Je ne suis pas militante mais en racontant notre histoire, à mon niveau je contribue à ce combat collectif.
Pour l’instant Kristine ne souhaite pas parler. Elle a le sentiment que personne ne la croit et elle se demande toujours si elle n‘a pas inventé l‘histoire. La seule certitude qu‘elle a, ce sont les gynécologues successifs qu‘elle a vus dans sa jeunesse et qui ont observé des choses confirmant des viols dans l‘enfance. En outre, elle a été traumatisée par une personne proche d’elle qui lui a demandée de “lui prouver” les viols qu’elle a subis…
Une jour elle finira par dire “j’ai été violée”. Moi je ne dissimule plus son histoire. Il faut dire que les gens sont violés car si on ne le dit pas, on se fait complice de ce secret qui fait que les coupables sont encore en liberté et de ces abominations. On devrait pouvoir reconnaître les victimes dont l’agresseur est décédé.
Je voudrais que Kristine retrouve la joie de vivre. J’ai une vie qui est tellement chouette. Je voudrais qu’elle arrive à être joyeuse, qu‘elle retrouve une sorte de liberté. Qu’elle puisse apprécier, même à 80 ans, la joie des petites choses de la vie, la joie de vivre. Qu’elle soit aimée comme elle le mérite.
Le livre d’ Adélaïde Bon “La petite fille sur la banquise” et celui de Cécile B “Le petit vélo blanc” (nrdl: celui de Mié Kohiyama) m’ont donnée un immense espoir. L’espoir qu’on peut guérir quand la parole se libère