Chères amies et chers amis,
Natacha nous livre ce soir un témoignage poignant sur la façon dont elle a accueilli le fait de pouvoir bénéficier de l’allongement des délais de prescription à 30 ans après la majorité inscrit dans la loi Schiappa du 1er août.
Un témoignage très intéressant qui explique à quel point les victimes d’amnésie traumatique dont Natacha fait partie ont besoin de temps pour recoller les morceaux une fois que les souvenirs leur explosent à la conscience.
Si Natacha n’avait pas pu bénéficier de l’allongement il est certain qu’elle aurait eu le plus grand mal à déposer plainte. Une impossibilité qui la perturbait grandement en plus du chemin thérapeutique courageux et difficile qu’elle a entamé.
Il y a donc lieu de se féliciter de cette mesure même si elle ne concernera qu’un faible nombre de victimes, les agressions sexuelles aggravées n’étant pas prises en compte. Même si nous continuerons également à défendre le besoin de légiférer en reconnaissant l’amnésie traumatique comme un élément suspensif de prescription. Et ce, de telle sorte à ce que toutes les victimes qui recouvrent la mémoire des viols puissent avoir, si elles le souhaitent, accès à la justice. Pas de justice pas de paix.
Belle soirée à toutes et à tous,
Mié Kohiyama pour le groupe MoiAussiAmnesie.
Avant le vote de la loi Schiappa en août, j’avais jusqu’à mes 38 ans pour porter plainte. Soit plus de 20 ans depuis les viols que j’ai subis. Certains diront que c’est long, très long même. Que j’ai été une adolescente puis une adulte, que j’aurais pu réagir plus tôt….Mais il se trouve que j’ai été également victime d’une amnésie traumatique partielle pendant 20 ans.
J’ai récupéré les souvenirs des viols un an et un jour avant qu’ils soient prescrits. Avant je me souvenais bien du début et de la fin d’un des viols. Mais au fil des années, j’ai transformé ces maigres souvenirs pour minimiser la réalité de ce que j’avais vécu et ainsi peut être pouvoir les supporter. Je n’ai donc pas porté plainte pour ce premier viol.
A partir du jour où tout a brutalement resurgi à ma conscience, la violence de ces souvenirs s’est abattue sur moi et j’ai dû réapprendre à les traiter et à les accepter. À ces déjà très grandes difficultés s’est ajoutée la question du dépôt de plainte. Ma psychologue m’a expliquée exactement ce soir-là ce qu’était la définition légale d’un viol, la condamnation que risquaient mes agresseurs suivie des circonstances aggravantes (arme, viols en réunion). Elle m’a aussi rappelée qu’il me restait un an pour porter plainte et qu’au-delà il serait trop tard. (Bien entendu je résume, car elle m’a également dit qu’elle serait là si je décidais de déposer plainte pour m’accompagner dans ce chemin judiciaire difficile).
J’ai été confrontée à beaucoup de déni de la part de médecins et de psychologues ou de psychiatres avant cela ( “vous l’avez peut-être voulu? Vous vous attendiez à quoi? Comment ça vous ne vous souvenez pas de tout? Quand on est ado on fait parfois de mauvais choix mais un viol faut pas exagérer. Ça fait longtemps, votre agresseur a une vie de famille maintenant probablement. Je ne vois pas comment vous aider”) jusqu’à ce que cette psychologue formidable soit la première à m’écouter et me croire.
Mais ces murs de déni auxquels j’ai été confrontée à maintes reprises font que le simple mot “plainte” font surgir en moi une immense angoisse. Comment aller prendre le risque de raconter mon histoire encore une fois et peut être qu’on ne me croit pas? comment après 20 ans réussir à parler facilement alors que personne dans mon entourage n’est au courant? comment risquer une confrontation avec ces personnes alors que je suis au tout début de ma reconstruction et que je suis certaine que cela serait destructeur? comment m’engager dans une longue procédure tant que je ne suis pas solide et capable d’encaisser ça? comment être sûre que porter plainte est le chemin que je veux emprunter tout simplement? Mais voilà le temps pressait, il ne me restait plus de temps pour répondre à ces questions, l’ultimatum était là! Jusqu’à 38 ans, le 20 octobre 2018, mes agresseurs étaient potentiellement coupables mais le jour d’après ce n’était plus le cas. Ils auraient le droit à l’oubli et moi, j’y serai condamnée…
J’ai passé un an à faire des cauchemars au sujet de cette plainte, à y penser des dizaines de fois dans la journée, tiraillée entre le besoin de le faire et le besoin de temps.
Puis la loi Schiappa a été votée le 1er août dernier. La seule avancée significative: l’allongement de la prescription de 20 à 30 ans après la majorité pour les crimes sexuels sur mineurs. Mais qui en bénéficie? C’était flou et ne pas savoir si je pouvais bénéficier de cet allongement ajoutait encore au stress et à la pression tandis que la date de mon anniversaire de 38 ans approchait. Et un matin, Mie Kohiyama me montre le texte exact: sont concernées les personnes nées après le 6 août 1980. C’était donc mon cas.
La pression s’est soudain envolée et je peux à nouveau me consacrer à avancer dans ma thérapie sans cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. C’est une grande chance de bénéficier de cet allongement. J’espère que cela me permettra, le jour où je déposerai plainte, de le faire dans la sérénité et avec la certitude que ça ne me détruira pas. J’ai le temps de me préparer à la confrontation avec mes agresseurs et à toutes les éventualités concernant le résultat. L’ultimatum a disparu et désormais c’est à moi de faire le choix de porter plainte ou pas. Ce sera mon choix et non plus un couperet qui aurait pu me faire beaucoup de mal.
Bien sûr qu’au bout de toutes ces années, l’essentiel des preuves a disparu et je ne suis pas stupide au point de croire que la justice peut me donner raison uniquement sur la base de mon témoignage. Mais porter plainte dans l’objectif d’une instruction n’a rien de la vengeance, c’est poser les choses telles qu’elles sont, avoir le droit de le dire, alors ce droit est essentiel peu importe le temps qui s’est écoulé.
Madame Schiappa disait à la télé une fois que cet allongement du délai de prescription était justifié par rapport aux victimes d’amnésie traumatique. Mais pourquoi 30 ans après la majorité? Qu’en est-il pour les personnes nées le 5 août 1980? Et avant? Pour celles et ceux qui n’ont pas encore de souvenirs ?… je suis heureuse de ces 10 ans supplémentaires dont je bénéficie mais je continue à penser que les crimes sexuels doivent être imprescriptibles. Et l’amnésie traumatique reconnue dans la loi comme un obstacle insurmontable suspendant la prescription. Parce que l’amnésie ce n’est pas comme un calcul d’épicier. Un jour ça vous explose à la figure avec son cortège de souffrances sans nom et ce jour-là toutes les victimes devraient avoir le droit de déposer plainte si elles le souhaitent pour dénoncer le crime qu’elles ont subi…