Chers amis,

Pour ceux qui ne sont pas abonnés au Le Monde et à qui cela aurait échappé, voici le reportage de Sophie Boutboul, qui a assisté à notre dernier groupe de parole de victimes d’amnésie traumatique liée à des violences sexuelles à Paris et qui en a fait un compte-rendu rempli de sensibilité pour le Carnet Sciences et Médecine.

Sa présence avait bien évidemment été discutée au préalable et acceptée par tous les participants. Sophie Boutboul est une journaliste qui connaît très bien la problématique des violences sexuelles. Elle a écrit plusieurs articles de fond sur le sujet dont un remarquable sur la correctionnalisation des viols en France qui, fait du hasard? s’appelait déjà à l’époque, “Quand le viol n’est plus un crime

L’ensemble des participantes ont été très émues par la justesse, le respect, l’empathie et l’intelligence de cet article. Il reflète avec une grande fidélité ce que nous avons ressenti et ce qui a été partagé. Il parle aussi de la diversité, la complexité et la souffrance des victimes d’amnésie traumatique. A ma connaissance, un tel reportage est une première dans la presse en France. De fait, nous avons monté les premiers groupes de victimes d’amnésie traumatique dans notre pays. Groupe qui comme le dit la Dre Muriel Salmona, interviewée dans l’article, “aide aussi à vivre”.

A lire aussi, le second article de fond qui démarre sur l’examen de l’amendement cette semaine à l’ Assemblée nationale visant à inscrire l’amnésie traumatique dans la loi comme un obstacle insurmontable suspendant les poursuites. Pour rappel, cet amendement a été rejeté mais nous allons continuer le combat au Sénat et en seconde lecture à l’Assemblée grâce notamment à des responsables politiques très engagés sur ces sujets sociétaux transpartisans et qui nous soutiennent dans cette démarche: Sophie Auconie et François-Noël Buffet.

La qualité de cet article est également lié au fait que Sophie Boutboul a fait le tour de la question non seulement avec l’experte de la mémoire traumatique en France, la psychiatre Muriel Salmona mais aussi des spécialistes américains de la question: Jim Hopper, psychologue américain enseignant à la Harvard Medical School et Dave Corwin, psychiatre.

Nous nous réjouissons qu’un article vraiment complet fasse clairement le tour de la question de l’amnésie traumatique d’un point de vue médical. De fait, il s’agit de l’un des critères de l’Etat de stress post-traumatique dans le DSM V, manuel de psychiatrie. Il est donc essentiel d’en expliquer les symptômes, d’en faire connaître ce mécanisme neurologique, d’améliorer la formation des professionnels pour une meilleure prise en charge des victimes, d’encourager la recherche…etc

Nous sommes heureux de nous éloigner pour une fois de certains articles qui relaient éternellement la même théorie anti-victimaire des “faux souvenirs”, invalidée scientifiquement, et accorde parfois la parole à des personnes souhaitant polémiquer vainement sur une question médicale relevant de la recherche clinique (pour rappel, un article que nous avions écrit sur cette question: Amnésie traumatique : la connaissance s’acquiert par l’expérience).

Ce travail journalistique remarquable rend véritablement hommage aux victimes d’amnésie traumatique qui le méritent tant leur parcours est long, douloureux et compliqué…Nous sommes persuadés que ce type d’article de fond contribuera à améliorer la reconnaissance et la prise en compte de l’amnésie traumatique par les professionnels et le législateur. Un grand merci à Sophie Boutboul.

 


Voici l’article de Sophie Boutboul retranscrit. (Consultable et téléchargeable ici au format PDF)

Remonter le fil de l’amnésie traumatique.

 

L’incapacité à se souvenir d’un événement traumatisant, engendrée notamment par une agression sexuelle, est prise en compte par un projet de loi, examiné à l’Assemblée nationale. Un groupe de parole a permis à des femmes d’échanger sur cette «mémoire congelée »

Dans un silence impeccable ponctué de chants d’oiseaux du jardin attenant, six femmes et un homme échangent autour d’une table, grignotant des tomates cerises et des chips. Il est 13heures et le soleil entre par touches dans la salle de la Maison de l’Assomption de Paris, prêtée pour l’occasion. En ce jour de printemps quasi caniculaire se tient le premier groupe de parole consacré aux victimes de violences sexuelles dans l’enfance qui ont subi une amnésie liée aux traumatismes, menant à un effacement partiel ou total des faits dans la mémoire.

L’amnésie traumatique? C’est un « mécanisme dissociatif, une déconnexion du circuit de la mémoire pour survivre qui se produit chez des victimes de viol, mais aussi de guerre», explique la psychiatre Muriel Salmona. La journaliste Mié Kohiyama, initiatrice de ce projet de groupe de parole, sans vocation thérapeutique, s’est remémoré à 37 ans les viols dont elle-même a été victime petite : «L’idée est de partir du “Je” pour partager, créer du lien et échanger sur l’amnésie traumatique, ce mécanisme qu’on a toutes traversé.»

Les participantes se sont inscrites au groupe sur la page Facebook MoiAussiAmnesie consacrée aux victimes d’amnésie traumatique consécutive à des violences sexuelles, que Mié a lancée fin 2017. Pour animer le groupe, Mié est accompagnée de Samir Ben Salem, juriste de formation ayant étudié la psychologie, seul participant à ne pas être victime, «un homme bienveillant avec un regard extérieur», précise Mié.

«C’est mieux que tu oublies» Natacha, 37ans, ingénieure en informatique, se lance: «C’était à une fête d’anniversaire, j’avais 16 ans. C’est une amnésie partielle, car pendant vingt ans, je ne me suis souvenue que du début et de la fin. Je pensais que c’était un viol par un seul homme. En fait, ils étaient trois et ça a duré deux heures, retrace très calmement Natacha, les regards des participants délicatement fixés sur elle. À l’époque, je me suis confiée à mon médecin, mais elle m’a dit: “Parfois, la première fois est un peu désastreuse, ce n’est pas pour ça que c’est un viol.”»

Quand le fils de Natacha naît, il y a sept ans, elle a des crises d’angoisse. Des souvenirs, comme la vue d’un rideau «moche», refont surface. À l’été2017, elle voit une psychologue. «Quand je lui ai expliqué qu’il me manquait un morceau du viol, je trouvais cela absurde, décrit Natacha. Elle m’a rassurée. Puis un jour, en marchant dans la rue, j’ai eu une sensation extrêmement violente: je pleurais, je tremblais, je revivais tout.» Natacha n’arrive pas à en parler à ses proches pour l’instant: «J’ai cru que le mouvement #metoo m’aiderait, mais non, j’ai juste peur qu’on me remette en question.»

Un sentiment partagé par Sandrine, 42ans, victime de viols par son oncle dans l’enfance: «Un membre de ma famille m’a parlé d’effet de mode quand il a su, alors que j’ai des écrits dans lesquels mon agresseur dit qu’il espérait que je ne me souvienne de rien, s’indigne Sandrine. Il a avoué à mes parents, s’est excusé. Quelles preuves vouloir de plus?» Samir remarque: «Avant #metoo, on ne t’écoutait pas et maintenant on te dit “arrête ton cinéma”. Les gens ne veulent pas voir les victimes.»

Valérie, 42ans, acquiesce: « Je comprends que de l’extérieur ça paraisse dingue, mais on est des preuves vivantes que ces souvenirs congelés peuvent nous ressurgir à la figure.» Natacha, très investie dans le site internet et les actions de MoiAussiAmnesie, est soulagée par ces mots : «Ça fait du bien de voir des personnes qui comprennent, car comment expliquer ça? Bonjour, j’ai oublié la pire chose qui m’est arrivée dans ma vie!»

Le lancement du groupe est scellé à 14 heures par l’arrivée de Rebecca et Nathalie, qui déposent sur la table en bois rectangulaire un gâteau au chocolat et des abricots secs. «Bonjour, je m’appelle Nathalie, j’ai 47ans, j’ai deux filles… euh, ça fait un peu Alcooliques anonymes en fait!» Les rires éclatent. Puis le silence se réinstalle, afin que la professeure de français reprenne son récit : « Ça fait sept ans que j’ai récupéré mes souvenirs, quand ma deuxième fille avait 5ans et demi, l’âge auquel j’ai été violée par mon oncle. On allait chez lui une fois par an jusqu’à mes 9ans. Les deux ans qui ont entouré la sortie d’amnésie ont été les pires de ma vie, mais j’ai réussi à traverser le tunnel.»

L’énergique Sandrine, en jean et baskets roses, qui travaille dans les ressources humaines, embraye. «J’ai 42ans, trois enfants. J’ai été violée – c’est un mot que j’ai eu du mal à dire – par le petit frère de mon père. Il était hébergé à la maison quand j’avais 6ans. Cela a duré dix-huit mois, jusqu’à ce que mes parents le mettent à la porte car je leur avais dit qu’il fumait, retrace Sandrine dans un débit accéléré, ses ongles vernis de rouge en mouvement devant elle. Comme toi, Nathalie, je m’en suis souvenue quand ma fille avait 5ans et demi. Lors d’un repas de famille, elle était assise à côté de mon agresseur. J’ai eu peur pour elle. Ça a commencé là, mais je n’ai pas d’exactitude de quand tout est remonté, c’est un peu comme un robinet mal fermé.»

À cette période, Sandrine enchaîne des angines, des pharyngites, des hernies sans savoir pourquoi.

« C’est mieux que tu oublies », lui dira sa mère. « Je trouve ton témoignage très parlant, indique Mié, car l’amnésie traumatique, c’est aussi les douleurs physiques, ces maux emprisonnés dans le corps.»

« Une torture » malgré la prescription, encouragée par un commandant de police rencontré lors d’une diffusion du documentaire « Viols sur mineurs : mon combat contre l’oubli », de l’animatrice Flavie Flament, Sandrine a porté plainte. Nathalie a fait de même.

« Ma sœur m’a dit d’y aller si jamais il y avait d’autres victimes », dit-elle.

Natacha n’a pas encore pris de décision. « C’est un miracle que j’arrive à en parler sans pleurer, sourit-elle. Ce sera prescrit en octobre, donc j’espère arriver à la plainte.»

Edmonde (son prénom a été modifié), 65ans, retraitée de l’enseignement, a vu des souvenirs remonter à 46ans.

« Quand j’avais 4ans et demi, alors que ma mère était hospitalisée, mon frère, qui avait 12ans, m’a touchée avec le gant puis avec le thermomètre pas au bon endroit. Il savait très bien ce qu’il faisait car il avait de la vaseline avec lui, scande telle en élevant la voix et en tapant sur la table avec sa main. C’est un salaud ! » La petite Edmonde en parlera à sa mère qui la traitera d’ « affabulatrice».

« L’amnésie se déclenche alors. Il y a deux semaines, j’ai encore eu une levée de l’amnésie, j’ai revécu et dégueulé le mal partout », souffle-t-elle.

Claire, 64ans, retraitée elle aussi, prend la parole les yeux presque fermés derrière ses lunettes rondes: « Je retrouve la même chose que toi, je suis tout le temps en train de revivre des moments. Mon père m’a agressée petite. Puis j’ai été violée à 21ans par un inconnu, ça m’a foutue par terre. J’ai des trous dans la mémoire, il m’a donc fallu passer un temps fou à détricoter pour retrouver mon histoire.»

Mié propose à Rebecca, institutrice de 33ans, d’en dire un peu plus sur elle. « Je suis hospitalisée depuis deux mois et je pense que ce groupe est une des dernières étapes avant ma sortie, dit-elle les mains jointes devant sa poitrine. Ça a commencé quand j’avais 7ans, c’était le compagnon de ma mère. Les premiers souvenirs de bains avec mon beau-père sont revenus en 2016, au cours d’une conversation avec une amie. Mon frère a confirmé mes doutes. Puis, j’ai revu des scènes où mon beau-père me montrait comment le masturber, surtout de 7 à 10ans. À la suite d’un cauchemar, j’ai ressenti une grande douleur dans le bas ventre qui me transperçait. Cela m’a menée à deux tentatives de suicide.» Face aux participants, Rebecca décortique ce qu’elle ressent: « Je m’en suis beaucoup voulu et je m’en veux toujours, mais je me rends compte aussi de la chance que je me donne en mettant en place les choses pour aller bien, pour atténuer ce poids de la culpabilité qui a verrouillé davantage les souvenirs.»

Après quatre heures de discussion, un tour de table a lieu pour que chacune dise ce qu’elle retiendra du groupe. « J’emmène toutes vos histoires comme un espoir, et je vais essayer de puiser un peu en chacune d’elles», s’égaye Natacha. Sandrine se dresse sur sa chaise : « Moi, je repars avec le sac à dos plein, vous m’avez fait prendre une bouffée d’air.» Rebecca a le sourire :  « J’étais venue chercher de la résonance et c’est ce que j’ai trouvé dans vos récits.» Il est 18heures, certaines échangent leurs numéros, d’autres se disent merci.

La psychiatre Muriel Salmona, spécialisée en psychotraumatologie, souligne l’intérêt du groupe de parole: «C’est une chance immense de se sentir entouré et d’obtenir une reconnaissance des autres. La mémoire traumatique est une torture, mais à partir du moment où les souvenirs remontent, c’est le signe que l’on peut se soigner : on ne survit plus. On va alors pouvoir travailler sur le psychotraumatisme. Et le groupe aide aussi à voir qu’on est capable de vivre.»

Sophie Boutboul

Le délai de prescription en débat.

Lors de l’examen du projet de loi contre les violences sexuelles et sexistes, qui a débuté lundi 14 mai en séance publique, à l’Assemblée nationale, Sophie Auconie, députée (UDI) d’Indre-et-Loire, présentera un amendement approuvé au Sénat. Ce dernier prévoit que l’amnésie traumatique soit considérée comme un obstacle à la dénonciation des faits entraînant la suspension de la prescription. L’amnésie post traumatique fera quoi qu’il arrive son apparition dans la législation puisqu’elle est citée dans le projet de loi parmi les arguments ayant motivé l’allongement du délai de prescription de vingt à trente ans pour les crimes sexuels.

Dans une étude prospective de 1995, la sociologue américaine Linda Williams avait recueilli les témoignages de 129 femmes reçues à l’hôpital après des plaintes dans leur enfance pour des violences sexuelles.

Parmi elles, 38 % ne se souvenaient pas du viol ou des agressions subies dix sept ans auparavant. «La loi prendra désormais en compte la réalité des difficultés que les mineurs victimes peuvent rencontrer à révéler les faits, quand ils se retrouvent plusieurs années dans l’incapacité de s’en souvenir», explique Youssef Badr, porte parole de La chancellerie. «Stress post-traumatique».

En France, la psychiatre MurielSalmona travaille depuis des années sur le mécanisme de l’amnésie traumatique. Elle a réalisé, en 2015, l’enquête « Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte », avec le soutien de l’Unicef. Conduite auprès de 1200 victimes par son association, Mémoire traumatique, elle concluait que plus d’un tiers des répondants témoignaient d’une période d’amnésie traumatique.

Dans le DSM5, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association psychiatrique américaine, l’amnésie dissociative est décrite comme un «symptôme de l’exposition à la mort, à des blessures graves ou à des violences sexuelles». Il y est expliqué que « certaines personnes présentant un syndrome de stress posttraumatique peuvent ne pas se rappeler une partie ou la totalité d’un événement traumatique, comme une victime de viol souffrant de déréalisation». Jim Hopper, psychologue américain, enseignant à la Harvard Medical School, complète: «Certaines parties de l’événement traumatique sont encodées et enregistrées, mais pas forcément appréhendées. Les souvenirs peuvent ensuite remonter quand la personne se trouve dans un environnement moins hostile, se sentant en sécurité.» Il note que certains voient leur souvenir ressurgir en entendant que leur agresseur a récidivé, en vivant une nouvelle agression, lors de souffrances telles des maladies, la perte d’un être cher ou encore quand un de leurs enfants atteint l’âge qu’ils avaient lors du traumatisme.

«Mais on ignore précisément ce qui permet cette récupération des souvenirs. Son contexte est semblable à la combinaison d’une serrure », analyse Jim Hopper. Une vision partagée par David Corwin, le premier pédopsychiatre à avoir filmé une jeune fille de 17ans retrouvant les souvenirs perdus qu’elle lui avait confiés lorsqu’elle avait 6 ans dans le cadre d’un mandat de justice.

Dans les années 1990, aux États-Unis, un débat a eu lieu sur des «épidémies de faux souvenirs» ou sur le «mythe des souvenirs refoulés», sujet du livre de la psychologue Elizabeth Loftus (Exergue, 2001), connue pour avoir démontré que des thérapeutes pouvaient implanter des souvenirs dans la tête des patients par leurs questions. Elle était dans l’équipe de la défense de Bill Cosby, condamné fin avril pour agressions sexuelles. «Je ne nie pas qu’il y ait de faux souvenirs, mais peu de levées d’amnésie se font dans le cadre de la thérapie», affirme Jim Hopper.

Face à ce débat américain, Muriel Salmona s’attelle à rappeler que les fausses allégations de violences sexuelles chez les personnes déposant une plainte sont rares. Une étude du psychologue américain David Lizak, portant sur 136 cas de violences sexuelles, les estimait à 5,9%. Et une étude canadienne évaluait les faux témoignages de violences sexuelles dans l’enfance à 4%.

Sophie Boutboul

 

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