Chers amis,

Nous publions ce soir le témoignage de Philippe, un chef d’entreprise de 61 ans. Violé à l’âge de 12 ans, il a subi 43 ans d’amnésie traumatique. Lors de notre discussion, Philippe a exprimé son souhait d’avoir le droit de nommer les choses même si elles sont crues et ce, dans l’unique but de montrer ce qu’est “la réalité du viol d’un enfant”. Nous avons donc respecté sa volonté.

Aujourd’hui, Philippe se décrit comme “un homme en colère mais non violent”. Il veut se battre pour l’imprescriptibilité des viols sur mineurs et la prise en compte de l’amnésie traumatique dans la loi. Il était l’un des témoins du documentaire de l’animatrice Flavie Flament : “Viols sur mineurs: mon combat contre l’oubli”, diffusé sur France 5 en novembre dernier.

Je suis né en 1957 et à mes 12 ans je suis dans une année où tout est simple et merveilleux. Nous sommes quatre frères et sœurs et je suis l’aîné d’une famille bourgeoise et catholique. Je me suis senti très responsable très tôt. Nous passons nos vacances à Étretat, petite ville balnéaire en Normandie, très tranquille et fréquentée par des Parisiens qui ont des villas, plus belles les unes que les autres, et par les gens du coin avec qui on s’entend bien. Ma mère est née là, ce qui fait de nous des “pays” c’est à dire un peu des gens du coin.

Mes parents jouent au golf tous les jours et ne se soucient pas trop de moi, du moment que je suis là pour les repas. Quelques jeunes filles au pair se chargent de nous mais comme je suis l’aîné, je ne suis pas au centre des préoccupations donc j’ai la liberté de me balader dans le village sous une surveillance légère de la baby-sitter.

Le village se réunit d’est en ouest par le “Perrey”, promenade le long de la plage où tout se passe ; les bains, le club de voile, le club Mickey, le terrain de boule, les caloges (bateau local recouvert d’un toit de chaume) qui sert de buvette, bref un village transformé en camping.

Un matin alors que je me promène seul sur le Perrey, un gars du coin, légèrement plus âgé que moi, me propose d’aller faire un tour en moto avec un de ses oncles, qu’il dit être un motard de la gendarmerie en vacances à Étretat. Très naïvement, d’autant que l’idée de briser les interdits me séduit, j’accepte du moment que je sois rentré pour le déjeuner. Ce jeune rabatteur m’emmène à la sortie du village où nous attendent le motard et son engin. Il me fait asseoir entre lui et son ami et nous voilà partis sur la route de Criquetot située non loin de là.

Très vite, il prend un chemin de terre menant au petit bois dans les hauteurs. Je ne suis pas inquiet car ils sont assez rassurants. Il me montre sa monture tout en se déshabillant, ainsi que le jeune rabatteur. Il en fait de même pour moi et m’installe sur ses genoux.

Il commence à me tripoter et met sa main dans mon short. Il commence à se masturber et en fait de même pour moi. Il me met ensuite debout et me demande de caresser son sexe et ses testicules. Je finis par me retrouver avec son sexe dans ma bouche, le jeune rabatteur s’est éloigné. Il finit par éjaculer dans ma bouche. J’étais terrorisé car je sentais à ce moment-là une certaine forme de danger. Je me souviens avoir mangé de l’herbe pour enlever le goût du sperme.

J’ai dit qu’il fallait que je rentre chez moi et ils m’ont raccompagné en me disant de ne rien dire.

Cela s’est reproduit plusieurs fois, je ne saurais dire combien, jusqu’au jour où je l’ai dit à ma baby-sitter. Ne sachant probablement pas quoi faire, elle en a parlé à sa mère, amie de la mienne et j’ai dit que je ne voulais pas rentrer chez moi. Cette femme a téléphoné à ma mère en lui demandant si je pouvais passer deux ou trois jours chez eux car cela me donnait l’occasion de jouer avec ses filles du même âge que moi. Ma mère a accepté.

Ma mémoire a tout oublié même si j’ai toujours su au fond de moi qu’il s’était passé quelque chose d’inavouable. Sans vraiment savoir quoi.

Il y a quelques années, je regardais une émission de télévision, le matin, dans notre lit avec ma femme qui parlait du film “Police” de Maïwenn. Je crois que c’était en 2012 car je me souviens avoir avoué à mon fils Jean ce qui m’était arrivé avant qu’il ne meure cette même année. J’avais alors 55 ans.
Il est mort en juin 2012.

L’extrait du film portait sur une scène dans un commissariat concernant le viol d’une adolescente en présence du père ou de l’oncle qui ne semblait pas trouver cela grave et ne voyait pas ce qu’il faisait là.

Ma femme me dit qu’il faut absolument que j’aille voir le film et je lui réponds du tac au tac, “je sais exactement de quoi il s’agit, bon on se voit ce soir, je suis à la bourre, je vais être en retard”. Je n’ai pas eu le temps de prendre un café et elle me tombe dessus comme la foudre en me disant “tu connais quoi ? de quoi tu parles ?”. Sur un ton glacial je lui raconte ce qui m’est arrivé, comme un vomissement de paroles, comme si, enfin, je me libérais de ce secret si bien enfoui au fond de moi, dans tout mon corps.

Ce qui est remonté, ce sont des odeurs, l’odeur de l’herbe, l’odeur du sperme. J’ai vomi ces choses de mon cerveau comme si j’avais mal au ventre.

J’ai eu besoin de parler à la baby-sitter qui me gardait : “she knew”, “elle savait” mais à l’époque on n’en parlait pas car cela n’existait pas.

Rétrospectivement, je me suis rappelé après les viols, m’être enfermé dans le mutisme. Je construisais des cabanes pour m’isoler. J’étais un petit garçon qui vivait dans son monde à lui. Le monde extérieur n’était pas pour moi. Ma mère m’a emmené voir des psychologues car elle ne comprenait pas ce qu’il se passait. Devant ma mère je ne pouvais rien dire. Mon rapport aux autres étaient compliqué.

Je n’ai rien dit à personne, sauf à moi-même les nuits, dans mes cauchemars. La première personne à qui j’en ai parlé c’est ma femme à 55 ans. Depuis, la vie de couple en pâtit. D’autant que nous avons perdu un enfant.

Puis ma femme en a parlé à ma mère et sa première question a été “c’est quelqu’un de la famille?” et puis “en est-on vraiment sûr ?”.

Ma vie sexuelle a été compliquée. Heureusement, je suis tombée sur une femme qui venait également d’un contexte familial compliqué et dont j’ai eu besoin de m’occuper.

Je n’ai pas eu confiance en moi. Je n’ai pas fait d’études, alors que je venais d’une famille de Polytechniciens et d’Enarques. Mon père avait collé un papier au-dessus de mon bureau où il était écrit: “peut mieux faire”. J’ai pris tous les coups. Mon enfance et mon adolescence ont été bousillées. Je ne sortais jamais avec les filles. Je ne savais pas quoi faire. Est-ce qu’il fallait que je devienne homosexuel ?

Quand Flavie Flament m’a proposé de témoigner pour son documentaire, j’ai accepté à la condition de pouvoir décrire précisément ce qu’était le viol d’un enfant. Parce qu’aujourd’hui il y a des dizaines de milliers d’enfants qui continuent de subir cela en France.

C’est mon frère qui m’a présentée Flavie. J’ai lu son livre “la consolation” qui a fortement résonné en moi. On s’est rencontré et on s’est vite bien entendu. Elle m’a auditionné dans le cadre de la mission ministérielle que lui avait confiée Laurence Rossignol sur les délais de prescription.

Je n’étais pas au courant de cette histoire de prescription. Comment se fait-il qu’en Angleterre il n’y a pas de prescription? Ça m’a rendu dingue. On a pris “perpète”, nous autre victimes.

J’ai discuté avec un député qui m’a dit : “la France est un vieux pays. Modifier une loi entraînerait la modification d’autres lois c’est très compliqué”. Je lui ai répondu que si les lois n’étaient pas faites pour être changées, pourquoi n’en étions-nous pas encore aux lois de Vercingétorix ! Et puis il y a la fameuse paix sociale, une absurdité par rapport à la question des viols d’enfants…

Je veux faire partie de ce combat pour défendre l’imprescriptibilité des viols sur mineurs. On ne peut pas toucher à un enfant. Et puis, il faut que la loi prenne en compte l’amnésie traumatique.

J’ai envie d’aider les enfants, de leur expliquer les choses, de la nécessité de parler. Aujourd’hui, nous avons l’expérience. Nous savons ce que c’est, donc nous pouvons aider les autres.

Quand on a été violé petit, la vie n’est plus la même après. Jusqu’à la fin. Les gens qui subissent une amnésie traumatique sont comme sous l’emprise de souvenirs enfouis qui dirigent votre vie.

Des dizaines de milliers d’enfants violés chaque année en France, cela n’est pas suffisamment important pour que cela compte? Pourquoi un viol d’enfant n’est pas considéré comme un crime contre l’humanité?

C’est un vrai combat. Je suis un homme en colère. Je ne suis pas violent mais je suis en colère contre une certaine forme d’injustice. Contre ceux qui ne veulent pas que les choses bougent, contre une sorte de consensus.

Il faut du courage et de la volonté pour défendre cette cause et je ne vois pas pourquoi nous n’aboutirons pas un jour

Philippe

Chef d'entreprise